L’apprentissage et la maîtrise des compétences en chirurgie sont souvent perçus comme une combinaison de talent inné et de longues heures de pratique. Cependant, cette vision traditionnelle a été largement remise en question par la théorie de la pratique délibérée développée par le Dr. K. Anders Ericsson, et plus récemment appliquée de manière concrète dans le domaine chirurgical par des cliniciens chercheurs comme le Pr. Philippe Liverneaux.
Chirurgien reconnu et chercheur dans le domaine de la microchirurgie et de la chirurgie robotique, le Pr. Liverneaux a approfondi l’application des concepts de la pratique délibérée dans le contexte de la formation chirurgicale.
Dans cet article, nous allons explorer les principes fondamentaux de la pratique délibérée, en s’appuyant non seulement sur les travaux du Dr. Ericsson, mais aussi sur les recherches et expérimentations du Pr. Liverneaux, pour comprendre comment ils transforment l’apprentissage chirurgical.
La pratique délibérée : un cadre théorique solide
Selon le Dr. Ericsson, la pratique délibérée est une forme d’entraînement intensif et réfléchi, structurée pour maximiser les gains en compétences. Elle repose sur plusieurs piliers essentiels :
- Un objectif clair et précis : Chaque session d’entraînement doit être conçue autour de la maîtrise d’un aspect spécifique de la compétence.
- Une rétroaction immédiate : Les erreurs doivent être identifiées et corrigées en temps réel pour ajuster immédiatement la technique.
- Sortir de sa zone de confort : L’apprentissage efficace se produit lorsque le pratiquant s’efforce de dépasser ses limites actuelles.
- Répétition et ajustement continu : La répétition est essentielle, mais elle doit toujours être accompagnée d’un ajustement basé sur les retours.
Ces principes se distinguent de la simple « pratique naïve » (ou répétition automatique), qui consiste à reproduire un geste sans feedback ni but précis. La pratique délibérée transforme chaque acte en une opportunité de perfectionnement.
L’apport du Pr. Liverneaux à la pratique délibérée en chirurgie
Le Pr. Philippe Liverneaux, pionnier de la chirurgie robotique et de la microchirurgie (cf « Cycle Santé 2021 | L’avenir de la microchirurgie passe-t-il par la robotique ?« , a été l’un des premiers à intégrer formellement la théorie de la pratique délibérée dans l’enseignement chirurgical. Son approche se fonde sur l’idée que les chirurgiens peuvent améliorer leurs compétences non seulement par la répétition d’interventions réelles, mais aussi par des exercices hautement ciblés et structurés dans des environnements simulés ou avec des outils technologiques avancés.
1. La simulation microchirurgicale et la robotique : Environnements pour une pratique délibérée optimisée
Le Pr. Liverneaux a développé des programmes de formation en microchirurgie qui intègrent des simulateurs haute-fidélité et des dispositifs de réalité virtuelle. Ces outils permettent de recréer des interventions complexes et de pratiquer des gestes ultra-précis sans mettre en danger les patients.
Dans ces environnements, la répétition devient un atout. Par exemple, les étudiants en microchirurgie peuvent s’entraîner à suturer des vaisseaux de quelques millimètres de diamètre ou à reconnecter des nerfs coupés sous un microscope. La robotique, domaine dans lequel le Pr. Liverneaux a beaucoup travaillé, offre une précision sans précédent et permet une évaluation fine des performances du chirurgien grâce aux données collectées par les systèmes robotiques. Ces outils fournissent également une rétroaction immédiate sur la précision des gestes et l’efficacité des techniques, respectant ainsi l’un des principes fondamentaux de la pratique délibérée.
Le Pr. Liverneaux a également prouvé que ces simulateurs permettent non seulement de corriger les erreurs plus rapidement, mais aussi de réaliser des progrès plus substantiels en moins de temps. Contrairement à une pratique non encadrée, où les erreurs peuvent devenir des habitudes difficiles à corriger, la simulation dans un cadre de pratique délibérée permet de se concentrer sur des objectifs spécifiques comme la réduction des tremblements ou l’amélioration de la dextérité manuelle.
2. Un apprentissage structuré basé sur la répétition ciblée
Les travaux du Pr. Liverneaux démontrent que la décomposition des compétences chirurgicales en micro-tâches spécifiques est un élément clé de la pratique délibérée. En chirurgie, certaines étapes critiques, comme l’ouverture des tissus ou la pose de sutures fines, sont plus difficiles à maîtriser que d’autres. En se concentrant sur ces tâches spécifiques, les chirurgiens peuvent s’améliorer plus rapidement qu’en s’entraînant simplement à réaliser des interventions complètes.
Dans ce cadre, le Pr Liverneaux propose un programme d’entraînement par étapes, où chaque phase de la procédure chirurgicale est isolée et répétée jusqu’à la perfection. Par exemple, dans la microchirurgie reconstructive, le chirurgien peut se concentrer uniquement sur la vascularisation des lambeaux, un geste clé, avant d’aborder d’autres parties plus complexes de l’intervention. Ce type de segmentation permet une maîtrise rapide des compétences critiques, avant d’intégrer ces micro-compétences dans des procédures plus complexes.
3. Le rôle central de la rétroaction dans l’enseignement chirurgical
Un autre élément important dans les travaux du Pr. Liverneaux est l’accent mis sur la rétroaction immédiate et détaillée. Grâce à des systèmes de réalité augmentée et des simulateurs robotiques, les chirurgiens peuvent obtenir des informations en temps réel sur leurs performances : l’angle des instruments, la force appliquée ou la qualité des sutures sont mesurés avec précision.
De plus, le mentorat reste un élément central dans la formation chirurgicale. Le Pr. Liverneaux soutient que les retours directs d’un expert après chaque session d’entraînement permettent de corriger les erreurs immédiatement et de ne pas les transformer en mauvaises habitudes. Il a également mis en place des programmes de révision, où les chirurgiens visionnent des enregistrements de leurs performances pour identifier eux-mêmes les domaines à améliorer, renforçant ainsi leur apprentissage.
4. L’importance de sortir de sa zone de confort : Gestion des scénarios complexes
Le Pr. Liverneaux préconise aussi que les chirurgiens, même expérimentés, doivent régulièrement pratiquer des scénarios difficiles ou inhabituels. Dans ses centres de formation, les chirurgiens en formation sont confrontés à des simulations de cas rares ou complexes, tels que des situations d’urgence ou des complications inattendues (comme des hémorragies ou des lésions nerveuses).
Ces simulations permettent non seulement de développer les compétences techniques, mais aussi de renforcer la gestion du stress et la prise de décision rapide, deux aspects cruciaux dans la pratique chirurgicale. La capacité à sortir de sa zone de confort, tout en restant dans un environnement d’apprentissage sécurisé, favorise un apprentissage plus rapide et une plus grande résilience.
Les défis et limites soulevés par les travaux du Pr. Liverneaux
Bien que les travaux du Pr. Liverneaux montrent un potentiel énorme pour la formation chirurgicale, il reste certains défis à relever.
- Le coût des technologies et des infrastructures
Les simulateurs haute-fidélité et les outils robotiques utilisés dans le cadre de la pratique délibérée représentent un investissement financier important. Les établissements de formation doivent disposer des ressources nécessaires pour acquérir et entretenir ces technologies. De plus, l’apprentissage de l’utilisation de ces technologies exige du temps et un encadrement spécialisé.
- La nécessité de créer une culture de la rétroaction
Bien que la rétroaction immédiate soit un pilier de la pratique délibérée, il existe encore une résistance dans certains milieux chirurgicaux à instaurer une culture de retour systématique. Certains chirurgiens, surtout ceux avec plus d’expérience, peuvent être réticents à accepter des critiques constantes, même si elles sont constructives. Les travaux du Pr. Liverneaux montrent cependant que la rétroaction est essentielle pour un apprentissage optimal.
- La fatigue et la gestion du temps
L’intégration de la pratique délibérée dans un emploi du temps déjà très chargé peut représenter un défi, surtout pour les jeunes chirurgiens qui jonglent avec de longues heures de garde et d’autres responsabilités cliniques. Il est donc crucial d’optimiser le temps de formation pour permettre des séances de pratique délibérée régulières, même dans un emploi du temps serré.
- Le besoin de l’engagement d’un expert chirurgical
Il est nécessaire qu’un expert chirurgical puisse se dédier à l’analyse et au débrieffing des autres chirurgiens. Cette analyse est souvent longue et fastidieuse mais devrait être simplifié dans les années venir avec le développement d’intelligence artificielle spécifique (ceci fera l’objet d’un autre article). Il est également important que le chirurgien analysant et commentant les chirurgies soit un expert reconnu par ses pairs et que les « apprenants » soient dans une démarche de souhait d’amélioration de leur pratique pour que cette technique pédagogique innovante puisse porter ses fruits.
Les travaux du Pr. Philippe Liverneaux apportent une contribution majeure à l’application des principes de la pratique délibérée dans le domaine de la chirurgie. En intégrant des technologies avancées comme la simulation robotique et la réalité virtuelle, il a créé un cadre d’entraînement chirurgical qui permet une maîtrise rapide et approfondie des compétences techniques et cognitives. L’approche du Pr Liverneaux montre que la répétition ciblée, accompagnée de rétroactions précises et immédiates, permet de développer des chirurgiens hautement qualifiés, capables de gérer des situations complexes avec calme et précision. Ce concept est maintenant développé, en pratique clinique, pour des chirurgies d’ostéosynthèse où le besoin d’analyse est plus grand car le nombre de métriques ( ces chirurgies n’utilisant de robots) remontant à l’évaluateur est beaucoup plus faible. Il a donc été créer un système d’évaluation le moins subjectifs possibles (ceci fera l’objet d’un prochain article).
Bien que cette approche rencontre des défis, notamment en termes de coûts et de culture de la rétroaction, les bénéfices pour l’amélioration des compétences chirurgicales sont clairs en permettent de diminuer de façon important le temps de la courbe d’apprentissage des techniques chirurgicales. En combinant la théorie de la pratique délibérée du Dr. Ericsson et les innovations pratiques du Dr. Liverneaux, la chirurgie entre dans une nouvelle ère de formation plus rigoureuse et plus efficace, ouvrant la voie à une excellence chirurgicale durable.
Pour poursuivre le sujet, vous pouvez consulter l’article « Skylab : L’innovation au service de la formation chirurgicale dans le bassin ligérien«